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Un oison parmi les aigles. Alain Decaux (se) raconte.

Alain Decaux, de l’Académie française

Novembre 2002

Alain Decaux était l’invité de notre dîner du 17 janvier dernier qui avait lieu au lycée en présence de son frère Bernard, membre du conseil d’administration de l’AEJS, et de nombreux adhérents et amis de notre association. Lors des fêtes du centenaire de Janson, il avait présidé le jury qui avait récompensé un texte écrit par un lycéen. De retour au lycée, il nous a fait partager son émotion et ses souvenirs.

Comment appeler des anciens de Janson que l’on rencontre ? Certains tiennent pour camarades. Si nous sommes un peu plus raffinés dans l’exigence, on peut dire cher condisciple… (Une personne de l’assistance reprend un des termes utilisés par Alain Decaux auparavant : « labadens ».) Mot encore plus recherché ! Je vais vous dire : chers amis !
Il se trouve que, parmi vous, il y a un ancien élève avec qui j’ai eu le plaisir de partager la classe de philo, c’est mon ami l’ambassadeur Pierre Hunt. Je suis content car je me demandais si j’allais revoir ici, ce soir, des anciens avec qui je me suis trouvé à Janson… Et bien il y en a un mon cher Pierre et tu représentes tous les autres !

Une terrible rentrée
Pour parler de Janson, j’évoquerai tout simplement une rentrée au cours de l’année 1941 en cours d’année. Est-ce que certains ont vécu cela ?… Arriver en cours d’année… c’est une des choses les plus atroces que l’on puisse vivre. Les élèves sont là depuis le mois d’octobre, ils se connaissent tous et je suis conduit parmi eux en attendant de rentrer dans la classe avec une grande terreur. J’étais un petit provincial, mes premières années d’école et de lycée s’étaient passées à Lille ma ville natale… Et donc j’arrive à Janson en cours d’année puisque c’était la guerre, des événements avaient frappé ma famille et nous n’avions pu rester à Lille. Et je revois cette file où je suis seul, sans être regardé par personne et je me souviendrai toujours (et j’espérais le voir ce soir) d’un élève s’est détaché de la file, est venu vers moi et m’a dit : « Je m’appelle Christian Delaporte, et toi ? » C’est pour cela que le nom de Christian Delaporte est gravé dans mon coeur parce que ce sont des choses uniques dans la vie. Et je vous dirai que j’ai ressenti un jour la même impression…

On venait de me nommer ministre à mon corps défendant parce que jamais de ma vie je n’avais songé un instant que je puisse être ministre ; trois jours avant, le Premier Ministre, Michel Rocard m’avait appelé à ma grande surprise et m’avait donc demandé d’être ministre, je ne le connaissais pas et c’était une proposition extrêmement difficile à accepter. Je lui ai demandé de quoi il souhaitait que je sois ministre, si c’était le commerce extérieur ou le budget, et il m’a dit la francophonie. Et là aussi il a frappé directement dans quelque chose qui était important pour moi… j’ai donc dit oui. Ce jour-là était un mardi. Le mercredi, le lendemain, j’étais déjà à l’Élysée au Conseil des ministres. Je dois dire qu’arrivant au Conseil des ministres où tous les autres étaient de gouvernements précédents, j’étais le seul bizut ! Je suis entré, on m’a propulsé dans la salle du Conseil qui était vide et on m’a dit d’aller dans la salle d’à côté. Et j’ai vu des gens qui prenaient un petit-déjeuner debout, il y avait du café, du thé et du chocolat et des petits pains fort agréables que j’ai goûtés par la suite… et j’étais là tout seul. Un inconnu, isolé de la masse des autres, est venu vers moi et m’a apostrophé : « Je m’appelle Jacques Pelletier, et toi ? ». Cela m’a rappelé Christian Delaporte et le lycée Janson ! Jacques Pelletier était un homme tout à fait agréable et efficace, il était ministre de la Coopération. Il était un de ceux que Michel Rocard – profondément démocrate et considérant que, à cette époque (1988), le parti socialiste ayant obtenu seulement une majorité relative, il n’y avait pas de raison que le parti socialiste ait la majorité dans le conseil des ministres… –, avait cherché ailleurs, comme d’anciens ministres de Raymond Barre. Et il avait inventé la société civile… Cela ne voulait rien dire, mais il y avait la société militaire, c’était pour l’équilibre. Moi, je faisais partie de la société civile.

Des amis pour la vie
Mais revenons à mon arrivée à Janson… je me suis intégré plutôt bien que mal dans cette classe, rapidement je me suis fait des amis. C’était la seconde A". Il y avait plusieurs catégories : les A, les « littéraires », les « latin, grec » ; A' pour les « latin, une langue » ; A" pour les « latin, deux langues » ; B, les scientifiques. J’étais dans cette race extraordinaire et rare des A" mais il y avait quand même deux classes.
A?, j’ai découvert quelques amis qui sont restés des amis. C’est assez rare. Je fais appel à vos souvenirs car avez-vous beaucoup d’amis du lycée. Moi j’en ai deux ou trois, ce qui paraît-il est beaucoup. Et dans cette classe de seconde, il y avait Jean Piat qui non seulement est resté mon ami pour la vie mais est le parrain de mon fils, ce qui montre que des liens nés dans une classe de Janson peuvent durer toute une vie. Il y avait également Georges Lautner, qui a fait une très belle carrière de cinéma avec des films qui ont beaucoup marqué et qui repassent fréquemment à la télévision pour notre plaisir. Un troisième est resté mon ami pour la vie, qui est franco-libanais, Nadin de Tarrazzi, et c’est à Janson que je l’ai connu. Il se trouve que nous nous sommes liés pendant deux générations à cette famille. Mon frère Bernard, qui est un ancien de Janson (beaucoup plus agissant que moi puisque je ne viens que pour les centenaires en général !) et qui a quatre ans de moins que moi, et son frère jumeau Hubert, qui n’est malheureusement plus parmi nous, se sont liés avec le frère cadet de Nadin de Tarrazzi, Amin, devenu le parrain de la fille de Bernard… Voilà comment à Janson on crée des liens très, très profonds.

En première, j’ai eu comme professeur Monsieur Cazes, merveilleux professeur de français qui tenait haletants ses élèves parce qu’avec le français il mêlait l’histoire. Je me trouvais très à mon aise sans savoir pourquoi. Il ne se contentait pas de parler des oeuvres de Racine et de les commenter admirablement, il nous parlait de l’homme Racine et nous étions émerveillés de savoir que Racine était compromis dans l’affaire des poisons. Nous ne le savions pas à cause d’une certaine dame qui était familière de cette race d’empoisonneur.

Le lycée, un lieu préservé de l’Occupation ?
Il faut peut-être que je dise un mot du climat parce que arriver en 1941, c’est arriver à une époque très précise de l’histoire de notre pays. La chose semble étrange quand je parle de cette époque à mon jeune fils qui en a une idée manichéenne : pour lui il y a deux camps séparés par quelque chose d’impossible à décrire qui est l’horreur. Eh bien, il y avait parmi nous des gens de toutes opinions. Disons que la majorité des lycéens à Janson en 1941 étaient gaullistes, j’en témoigne parce que j’arrivais de Bretagne (eh oui, je suis venu du Nord par la Bretagne), région qui n’était pas vraiment gaulliste et contrastait avec le lycée Janson. Mais il y avait aussi des pétainistes. En France, il y en avait beaucoup et les enfants l’étaient comme les parents. Ils étaient minoritaires par rapport aux gaullistes… mais tous s’entendaient très bien. On parlait très rarement de politique intérieure, presque jamais. Nous étions en dehors de tout ce qui se passait autour de nous. Je le dis parce qu’il faut témoigner, parce qu’on ne le sait pas, qu’on ne veut pas le dire ou qu’on préfère ne pas le dire. Moi je dis que nous étions très à l’aise entre nous.
Je n’ai connu qu’un seul partisan de la collaboration. Il faut dire qu’il était russe blanc, ce qui peut expliquer des choses. Par conséquent, alors qu’aujourd’hui on fait croire qu’il y avait beaucoup de partisans de la collaboration, je n’en ai connu qu’un seul à Janson. Ce qui ne veut pas dire que nous étions indifférents à ce qui se passait mais il n’y avait pas dans les cours de Janson de débats, de discussions.
Simplement en classe de première, il s’est passé quelque chose que nous avons ressenti tragiquement. Nous avions dans notre classe, deux camarades juifs, l’un s’appelait Hirsch, l’autre s’appelait Nahmias, et c’est à ce moment-là que l’étoile jaune est apparue. Et je me souviens de Nahmias dont je n’ai plus jamais eu de nouvelles et je pense souvent à lui, je ne sais pas du tout ce qu’il est devenu, je ne sais pas si on l’a retrouvé après la guerre dans les listes… Je me souviens que nous avions créé le CLAJ, le « cercle littéraire et artistique de Janson ». Nous n’étions pas très nombreux. Et parmi les quinze personnes qui avaient adhéré à ce club limité il y avait Nahmias et Hirsch. Nahmias est donc parti et Hirsch est resté encore plusieurs mois et il a disparu. Je me revois aller avec mon ami Nadin de Tarrazzi à son domicile pour avoir de ses nouvelles et nous avons vu sa soeur qui nous a dit : « Il est parti, vous comprenez pourquoi. »
Et je l’ai retrouvé après la guerre par bonheur. Un autre événement m’aura aussi marqué. Lorsque Hirsch est arrivé un matin, il était bouleversé et nous ne savions pas ce qu’il avait. Et il m’a dit tout bas : « Mon père a été arrêté cette nuit. » Cela, on ne pouvait pas ne pas le comprendre. On le ressentait très fortement.

Des demi-pensionnaires privilégiés
Les garçons de ma génération étaient en grande partie demi-pensionnaires. C’est pour cela que j’ai bien connu le réfectoire de Janson qui n’avait rien à voir avec celui-ci. Et pourquoi étions-nous demi-pensionnaires ? Parce que nous mangions beaucoup mieux au lycée que chez nous ! Les parents qui n’arrivaient pas à satisfaire notre appétit, grand à cet âge-là, savaient bien qu’à Janson, il y avait tous les jours de la viande ou du poisson, ce qui était rarissime en France. Je me souviens dans le réfectoire d’un très grave incident. Nous avions tous les jours du poisson ou de la viande mais c’était dégueulasse ! Et un jour un élève a repoussé son assiette et a crié : « C’est dégoûtant » (on ne disait pas encore dégueulasse). Donc brouhaha, arrivée des surveillants… nous avions souvent des sardines salées, mais tellement salées que c’était immangeable. Alors, nous les faisions nager dans les grandes carafes d’eau ! Mais cette fois-là, nous avions dépassé les bornes ! Alors nous avons vu arriver le proviseur qui a demandé le silence et il a commencé son discours par : « Enfants ! vous avez au lycée Janson-de-Sailly une nourriture exceptionnelle, telle que peu de gens en ont à Paris. Vous êtes des privilégiés. Enfants ! je ne tolère pas ce qui vient de se passer ! » Et comme nous étions en 1941 ou en 1942, nous nous sommes tus, pas convaincus mais approbateurs !

Voilà ce qui se passait dans ce lycée… J’en ai gardé un très bon souvenir. Ma grande surprise lorsque je suis arrivé en 1941 était que nous n’avions classe que le matin. Pour quelle raison ? C’est que nous avions hérité de deux lycées de l’arrondissement dont les locaux étaient occupés par les Allemands. Ce qui fait que tout le monde était avec nous, nous avions des filles mais, malgré notre rêve insensé, elles n’étaient pas mêlées à nous. On se disait que les classes mixtes existaient, mais par pour nous. Alors nous nous contentions de regarder par la fenêtre les filles de loin et notre émotion montait peu à peu.
En philo, nous avions un professeur extraordinaire. Il s’appelait Salzi et c’était un personnage. J’ai su par la suite qu’il avait été un des premiers après la guerre à entretenir sa classe de l’existentialisme. Nous, il nous parlait de psychanalyse. Et je peux vous dire qu’il était le seul pendant la guerre à parler de psychanalyse. J’ai beaucoup apprécié Salzi et c’est le seul professeur que j’ai eu plaisir à revoir après la guerre. Je lui ai téléphoné pendant plusieurs années.

Itinéraire d’un dramaturge en herbe devenu journaliste
J’ai quitté ce lycée après la philo et ma vie a changé comme pour tout le monde. Je me suis inscrit en droit parce que mon père était avocat, bâtonnier du barreau de Lille. Il était donc nécessaire que je m’inscrive en droit, mais comme j’étais un passionné d’histoire, je m’étais inscrit en même temps à la Sorbonne en licence d'histoire. Et si nous n’avions pas été libérés en 1944, j’aurais peut-être continué… je serais peut-être comme mon frère docteur en droit et licencié ès lettres (car c’est lui le diplômé de la famille, ce n’est pas moi !). Mais il se trouve que, dévoré par la passion d’écrire dès l’âge de onze ans, je savais que j’écrirais, que ce serait mon métier. Et d’ailleurs, en dehors des cours de Janson, j’écrivais des… pièces de théâtre ! J’ai dû en écrire sept ou huit à Janson – elles existent, même si elles sont très mauvaises ! J’aimais l’histoire, c’est après que cela s’est mêlé avec l’écriture.
La Libération a fait naître des journaux innombrables. Les journaux de l’Occupation avaient disparu. Les journalistes étaient tous interdits… les nouveaux journaux avaient donc besoin de nouveaux journalistes. Comment voulez-vous qu’un garçon qui a la passion d’écrire depuis l’âge de onze ans n’apporte pas d’articles à ces journaux ? Et ils ont été acceptés pour mon bonheur, mais pour le malheur de mes études juridiques.
Je me permettrai de citer un passage de l’à-propos de Sacha Guitry sur son court séjour à Janson-de-Sailly (huit jours), car Sacha Guitry avait fait beaucoup d’établissements… « treize en onze années » et ainsi de dire qu’il avait un avantage sur les autres élèves : « Ceux qui étaient des lycéens exemplaires, qui avaient commencé en sixième et fini en philo, n’ont qu’un seul repas par an d’anciens élèves, moi j’en ai treize ».
J’ai un souvenir de cet à-propos sur Janson (que d’ailleurs Jean Piat récitait à merveille) où Sacha Guitry dit : « Je suis l’exception qui confirme la règle, j’étais l’oison parmi les aigles. » Pardon mes chers condisciples, j’en étais un autre.


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