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Joao Alberto Meyer, né Hans Albert Meyer, connu comme Jean Meyer… Physicien

L’histoire de trois prénoms

Né en 1925, mon père, Hans Albert Meyer eut deux nationalités : Dantzigois de naissance, puis naturalisé brésilien. En quatre périodes distinctes, il aura vécu près de la moitié de ses 85 années en France. Son histoire doit autant à la violence du XXème siècle qu’à ses qualités propres. Par son père, il était issu d’une famille juive installée à Dantzig depuis des générations. Cette ville germanophone de la Ligue Hanséatique faisait partie de la Prusse.  En 1919, le Traité de Versailles retira la ville à l’Allemagne pour en faire une cité-Etat - un statut qu’elle avait déjà connu dans son histoire - jusqu’à son invasion par Hitler le 1er septembre 1939, invasion qui marqua le début de la Seconde Guerre mondiale. Dantzig devint polonaise après la guerre, les chantiers navals de Gdansk jouant le rôle que l’on sait sur l’histoire de l’Europe, mais c’est là une autre histoire.

En 1935, les élections du Volksrat (l’équivalent du Sénat de l’Etat de Dantzig) conduisent au pouvoir un parti favorable au rattachement au IIIème Reich. Les persécutions antisémites qui s’annonçaient exigeaient donc pour la famille d’envisager l’exil. Banquier, le père de Hans Albert avait les ressources financières pour préparer ce départ dans des conditions correctes, même s’il savait qu’il quitterait sa ville et son pays pour toujours. Les biens immobiliers de la famille furent perdus. Ayant obtenu un visa pour un séjour de deux ans pour la France, ils arrivèrent à Paris début 1938.

Pour Hans Albert et son jeune frère ce fut d’abord le cours La Bruyère à Brunoy en Seine-et-Oise (78), puis Janson de Sailly à la rentrée 1938. Ainsi Hans Albert devint-il Jean sur les fiches d’inscription du lycée.

Ayant des doutes sur ses années de scolarité à Janson ainsi que sur les détails de son arrivée en France - on se pose ces questions-là trop tard, quand tous les témoins ont disparu -, j’ai contacté l’association des Jansoniens. Quelques jours plus tard, Marielle Vichot m’envoyait copie des bulletins de 3ème de mon père avec des éléments de contexte. Lecture très émouvante. Je sais gré à l’association et au lycée de les avoir conservés.

Dans cette classe de « 3ème 4 » où il fut admis à la rentrée 1938 figurent aussi les futurs Président Giscard d’Estaing et ministre Robert Badinter ! Bien que mon père ait bien sûr plus tard entendu parler de ces hommes illustres, jamais il ne mentionna qu’ils étaient en classe avec lui. Les turbulences des années qui ont suivi cette période peuvent expliquer que les noms de ses condisciples se soient effacés.

Jean n’est pas le 1er de la classe, mais ses résultats sont jugés « satisfaisants voire excellents en mathématiques, ce qui est plein de promesses ». Il partagera une mention en mathématiques avec Valéry Giscard d’Estaing.

Pour l’année 1939-1940, plus de trace de sa présence à Janson. Mais l’association précise que les archives sont lacunaires pour cette année-là. Le plus probable est qu’il y soit resté pour sa seconde. Une année que la grande histoire interrompit à nouveau, l’obligeant à fuir avec sa famille pour la seconde fois de sa jeune vie.

Pendant la « Drôle de guerre », mon grand-père, qui était considéré comme allemand (les Dantzigois leur étaient assimilés), fut interné dans un camp de prisonniers en banlieue parisienne. Là aussi, des précisions me manquent. Je pense que cela dut être en mai ou juin 1940, quand l’offensive allemande débuta sur le territoire français. Le fait est que ma grand-mère vivait seule avec ses enfants dans son appartement du 113 rue de la Tour quand l’ancien Consul de France à Dantzig, qui était resté proche de ma famille, vint la trouver à la mi-juin : il lui annonçait que le Quai d’Orsay et tout le gouvernement allaient se replier sur Bordeaux face à l’arrivée imminente des Allemands à Paris. Il lui conseillait de partir immédiatement avec les enfants, sans attendre la libération hypothétique de son mari. Ce fut donc l’exode à trois, avec pour tout bagage le minimum nécessaire. Ils arrivèrent à Bordeaux où le 19 juin, ils obtinrent un visa d’Aristides de Sousa Mendes - célèbre consul du Portugal plus tard reconnu comme « Juste parmi les nations » par les Israéliens - qui en délivrait à tous les demandeurs, allant jusqu’à installer une table dans la rue devant le consulat. Mais le dictateur Salazar rendit ces visas caducs. Un autre visa, espagnol celui-là, leur permirent de transiter par l’Espagne, direction Bayonne. Là, comme par miracle, dans la cohue que l’on peut imaginer, les deux garçons aperçurent leur père qui s’était évadé du camp de prisonniers, avait fait lui aussi étape par Bordeaux et obtenu, lui aussi, un visa pour l’Espagne.  Le sous-préfet de Bayonne signa le 22 juin une autorisation pour se rendre en Espagne, ce qu’ils firent depuis Hendaye le jour-même. A Madrid, la seule option qui s’offrit fut le Brésil. L’ambassade leur accorda un visa temporaire de touriste le 17 juillet. Ils embarquèrent à Cadix le 3 août pour arriver au port de Santos le 19 août 1940 et s’installèrent à Sao Paulo quelques jours plus tard.

Le Brésil fut un magnifique pays d’accueil pour la famille, même si les conditions matérielles furent difficiles au début. Ma grand-mère, habituée à la vie de la « bonne société » en Europe, n’hésita pas les premiers temps à confectionner des chapeaux. Jean et son frère furent inscrits au Lycée français de Sao Paulo, le lycée Pasteur. Mais après quelque temps, pour des questions financières, ils en furent retirés. C’est alors que le proviseur du lycée vint voir mes grands-parents. Vu ses résultats, il proposait de ne pas faire payer Jean pour qu’il passe son bac, ce qu’il fit à l’âge de 16 ans.

Jeune homme, il opta pour la nationalité brésilienne - un certificat signé de la main du Président Eurico Gaspar Dutra en atteste - et Hans Albert devient Joao Alberto Meyer, même si pour sa famille, ses amis, il resta Jean à jamais.

Un physicien de hautes énergies

La suite ne se fit pas sans mal. Le bac en poche, mon père dut travailler. Ce fut dans une usine chimique. Lui qui parlait si peu de ces années difficiles aimait à rappeler qu’il avait alors eu, entre autres tâches, à nettoyer les toilettes. Ses qualités furent repérées. Le directeur lui proposa un poste de laborantin tout en lui suggérant de s’inscrire en chimie à la jeune Université de Sao Paulo. Là, les rencontres le mirent en lien avec une équipe de jeunes physiciens qui suivaient, enthousiastes, le séminaire que proposait Mario Schenberg, le soir chez lui. Son nom importe peu pour les lecteurs de ce texte, mais je veux citer ici celui qui fut un des plus importants physiciens brésiliens du XXème siècle, qui eut un rôle prépondérant tant dans la vie tant de mon père que pour toute cette génération de jeunes scientifiques brésiliens. J’ai souvent vu plus tard Schenberg à la maison, les yeux mi-clos, partager sa vision sur la physique et le monde en tirant sur son cigare. Durant ces séminaires, c’est toute la magie de la physique moderne qui était discutée : la mécanique quantique, la relativité, l’astrophysique. Et la quête nouvelle de ces « particules élémentaires » (ou physique des hautes énergies) qui furent le cœur de la carrière de Jean Meyer. Dans la taxonomie des physiciens, on distingue souvent les théoriciens des expérimentateurs. Mon père faisait partie des seconds.

A cette époque, une découverte fondamentale eut lieu : celle du « méson-Pi » qui avait été postulé par les théoriciens. Il fut mis en évidence par deux méthodes et deux équipes : dans les rayons cosmiques et par accélérateur de particules. En Angleterre, une équipe de trois personnes, par examen de rayons cosmiques, et aux USA, grâce à un accélérateur, une équipe de deux personnes. Le seul qui fit partie des deux équipes fut le Brésilien César Lattes, contemporain et ami de mon père. Curieusement, seul le Britannique Powell eut les honneurs du Nobel, mais mon père me raconta souvent que Lattes, que j’ai également connu quand j’étais étudiant, a été célébré comme une idole dans ce Brésil des années 1950.


Cesar Lattes (à gauche, assis) avec Jean Meyer (debout) et deux collaboratrices

Ce bouillonnement intellectuel et scientifique où était plongé mon père fut pour lui essentiel. La bande de jeunes se transforma en une génération de brillants physiciens ; certains restèrent au Brésil, d’autres essaimèrent dans les meilleurs centres de recherche du monde entier.

Jean resta associé comme assistant chercheur à l’Université de Sao Paulo quand, en 1952, il reçut une bourse d’un an pour… revenir à Paris. Cette fois, sans crainte, et marié à une Brésilienne - ma mère. Il intégra le laboratoire de Louis Leprince-Ringuet à l’Ecole polytechnique. Le sujet du jour, qui resta longtemps d’actualité, était la construction de « chambres à bulles ». Ce terme qui berça mon enfance désigne un détecteur de particules. En effet, pour chaque accélérateur, encore aujourd’hui avec le géant LHC du CERN, il faut, en aval des collisionneurs, des détecteurs pour suivre la trace des désintégrations de particules accélérées. Inventées en 1952 par l’Américain Glaser, elles firent immédiatement l’objet d’actions de développement un peu partout notamment en France, dans ce laboratoire où une autre personnalité eut un rôle important tant pour la science française et mondiale que pour mon père : Bernard Grégory. Futur directeur du CERN puis président du CNRS, il sut stimuler tous ces jeunes à travailler d’arrache-pied pour développer des chambres à bulles en France.

De retour au Brésil, mon père continua à Sao Paulo ses travaux de recherche. Comme il ne s’était jamais soucié de passer un quelconque diplôme universitaire, un de ses amis lui conseilla de s’inscrire en physique. Mon père me racontait comme il était amusant d’être tantôt étudiant et tantôt assistant. Mais la dynamique de la science lui fit renoncer à son diplôme : en 1956, l’Université de Padoue lui proposa une bourse d’un an pour y développer des chambres à bulles. Ce fut donc l’Italie. Pour affiner ce portrait, il faut indiquer que Jean (alors parfaitement trilingue, parlant outre l’allemand, le français et le portugais sans aucun accent) apprit l’italien qu’il maîtrisa rapidement et parfaitement. Il noua des relations d’amitié avec d’autres physiciens italiens, notamment des jeunes qui restèrent des fidèles jusqu’à sa mort. Quand l’année à Padoue se termina, le retour à Sao Paulo aurait été naturel. Mais le CEA lui proposa un poste à Saclay pour poursuivre ses travaux de recherche.

Cette période était celle des grandes collaborations internationales, des échanges avec les équipes aux USA (le SLAC à Stanford lui fit une proposition qu’il refusa), Batavia près de Chicago, Serpoukhov en URSS, et surtout le CERN qui allait devenir le plus grand laboratoire de particules élémentaires au monde. Tous ces chercheurs, en concurrence, certes, constituaient une communauté de scientifiques créatifs, et pour ceux que j’ai eu la chance de connaître, curieux, originaux et joyeux.

C’est tout naturellement que mon père fut embauché par le CERN, dans un de ces prestigieux postes de physiciens permanents. Outre une rémunération gratifiante, il y avait là tout un environnement de physiciens, d’ingénieurs, de techniciens de très haut niveau, que mon père m’a souvent vanté.

Une caractéristique, certes liée à ses qualités propres mais qui témoigne aussi d’un monde disparu, est que jamais, de toute sa carrière, mon père n’eut à se candidater pour quelque poste que ce fut. Comme il aimait à le rappeler, il n’a jamais rédigé de CV de sa vie.

Après cinq ans dans un poste qui était un aboutissement, il prit une décision - pas unique mais fort rare -: démissionner.  Pour lui qui fut un émigré, un immigrant ensuite, sa reconnaissance - et sa tendresse - envers le Brésil étaient immense. Tout au long de ses années en Europe, maintes fois il faillit y repartir. Les soubresauts politiques et les coups d’Etat successifs ont reporté son retour à fin 1974.

Des particules élémentaires aux Energies nouvelles et Renouvelables : le deuxième retour au Brésil

Jean Meyer voulait donc rentrer « au pays », du moins dans ce pays dont il se sentait si proche. Les offres furent multiples, mais il eut l’idée d’un projet novateur et visionnaire, en rupture avec son activité. Son expérience au CERN l’avait convaincu qu’il serait illusoire que le Brésil construise des laboratoires en physique des hautes énergies qui soient d’un rang international. En revanche, en cette période du premier choc pétrolier, il comprit que le développement de l’énergie solaire ou de l’hydrogène comme vecteur énergétique seraient bénéfiques au Brésil, et qu’il ne fallait pas tarder. En 1974, encore à Genève, il passa des mois à dialoguer avec les autorités et instances de financement brésiliennes pour les en convaincre. Un laboratoire fut finalement créé pour lui, sous sa direction, dans l’Université de Campinas (l’UNICAMP, considérée depuis comme la première en Amérique latine). On ne parlait pas encore d’EnR (Energies nouvelles et Renouvelables) comme c’est la mode aujourd’hui. Sa motivation était de trouver des alternatives au pétrole, pas de limiter les émissions de gaz à effet de serre. Mais force est de saluer ce saut qu’il sut faire, défrichant à 50 ans un domaine qui lui était nouveau, quittant le confort prestigieux du CERN. A l’UNICAMP il sut rapidement s’entourer et attirer des  jeunes physiciens et ingénieurs brésiliens du pays tout entier mais aussi venus d’Italie, de Suisse ou d’ailleurs. Ce fut l’énergie solaire sous toutes ses formes, y compris pour le séchage des grains. Il saisit l’importance de trouver des substituts au pétrole dans cette agriculture qui était alors et est toujours l’une des principales richesses du Brésil. C’était des essais de véhicules à hydrogène, et bien d’autres thèmes liés aux énergies alternatives.

Comme pour les chambres à bulles vingt ans plus tôt, mon père ne fut pas l’inventeur de ces technologies. Mais il sut monter et stimuler des équipes, prouver que c’était jouable, et créer des expérimentations ou laboratoires qui firent date et sont utilisées depuis lors. Alors qu’en 2020, à une autre échelle certes, la Commission européenne lance ses grands projets sur l’ « Hydrogène renouvelable », je serais tenté, sinon de dire comme Guitry que « Mon père avait raison », du moins qu’il aurait été amusé de voir que 30 ans après ses travaux, ses idées font leur chemin en Europe, avec un nouvel élan.

Son parcours international et ses capacités expliquent aussi qu’en parallèle à son poste à l’UNICAMP, il fut nommé par le Gouverneur d’Etat président de la puissante FAPESP, l’équivalent du CNRS pour l’Etat de Sao Paulo.

Par ailleurs, dans un domaine contigu à celui des particules élémentaires, il fit partie des pionniers, avec une poignée de collègues proches, du projet du premier laboratoire synchrotron au Brésil. Ces installations utilisent la technologie des accélérateurs de particules en faisant tourner des électrons dans des anneaux. Cela génère un rayonnement (ou une « lumière ») dont les caractéristiques (monochrome, polarisée, et de fréquence variable) permettent des actions de recherche appliquée très variées allant de la physique des matériaux à la biologie. Jean Meyer ne fut pas le seul à suggérer d’en créer un au Brésil, mais il contribua aux conditions de sa création. Son objectif était toujours le même : fédérer les talents et encourager le Brésil à s’engager dans la science appliquée plutôt que dans la « Big Science » comme l’on qualifie les installations comme le CERN. Et surtout faire en sorte que ces projets deviennent des réalisations concrètes.

Ouvert à Campinas en 1997, ce laboratoire, dont il fit partie du Comité directeur, est encore à ce jour le seul dans toute l’Amérique Latine. Il est considéré par certains comme la principale réussite technologique du Brésil.

La France à nouveau, et le retour aux Particules élémentaires

En 1980, il revint en France pour rejoindre sa deuxième femme, française. D’un point de vue professionnel, ce fut presque comme un retour aux sources. Le CNRS lui proposa de diriger le laboratoire où il avait passé l’année 1952, lorsque Leprince-Ringuet le dirigeait.

Cette offre lui fut faite par son ami Pierre Lehmann, qui dirigeait alors l’IN2P3 du CNRS. Avec Antoine Lévêque et mon père, ils formaient un solide trio de physiciens et surtout d’amis, témoins des relations profondes qui se tissent après tant d’années de partage scientifique. Lehmann disparut dans la force de l’âge. Lévêque, lui, fit un éloge juste et émouvant aux obsèques de mon père, en septembre 2010.

Quand le temps de la retraite arriva, Jean poursuivit une activité bénévole à l’Ecole normale supérieure de Lyon. Toujours fidèle à son idée de bâtir des passerelles entre les femmes et les hommes, entre les cultures, il mit en place un programme destiné à y accueillir et former des élèves étrangers.

Après ce retour en France, il aurait pu demander la nationalité française. Mais il avait la fierté d’être brésilien, tout en ayant une grande reconnaissance envers la France qui, après un premier essai moins hospitalier, lui offrit une carrière et un environnement humain et culturel exceptionnels. Cet engagement scientifique ainsi que ses contributions furent d’ailleurs reconnus quand il fut nommé au grade de Chevalier de la Légion d’honneur. Une distinction qu’il ne mettait pas en avant et qu’il n’arborait guère puisque depuis des lustres il ne portait plus de veste, mais dont je sais qu’il était fier.


Bruno et Jean Meyer, près d'Edimbourg, en 1982

Deux ou trois (autres) choses que je sais de lui… et de la relation qui nous lie

Brillant expérimentateur, il a été un physicien enthousiaste et charismatique, mais aussi un meneur d’hommes. Nombreux sont les jeunes scientifiques qui, au Brésil, en France, en Italie encore, en Suisse, sont restés proches de lui bien après la fin de leur collaboration. Les qualifier de disciples serait exagéré. Ils n’étaient pas tous ses étudiants ; mais ils ont longtemps témoigné de l’empreinte qu’il eut sur eux et leur fidélité me paraît dépasser la simple amitié.

A la quarantaine, Jean se mit au dessin à l’encre de Chine. Des dessins qui sont encore accrochés chez les siens ou ses proches. Je me souviens comme il dessinait quand nous habitions Genève ; il se mettait à son bureau, écoutait de la musique brésilienne, prenait ses plumes Rotring, ses grandes feuilles à dessin, et reproduisait dans un style baroque des églises ou maisons du Brésil ou de Dantzig. Comme si l’exil était partie intégrante de sa sensibilité. Dantzig qu’il ne voulut au demeurant jamais revoir.

Un autre souvenir me permet d’évoquer une amitié, celle qui le lia à Georges Charpak, son compagnon du CERN. Leurs parcours sont différents, Charpak ayant été résistant en France, mais tous deux étaient des juifs immigrés, et ils naquirent et moururent quasiment la même année. Ils décidèrent de se mettre ensemble au chinois, et tous les week-ends, Charpak venait chez nous suivre avec mon père des cours professés par une jeune Chinoise.

Les dernières années de sa vie, mon père fut atteint de la maladie d’Alzheimer. Triste maladie égalitaire. Elle ne s’arrêta pas au fait qu’il parlait couramment cinq langues, qu’il avait eu une carrière scientifique internationale, que sa vaste culture allait bien au-delà de la science, fin lettré, amateur de musique classique et de peinture. Sans s’émouvoir, non plus, de son réseau d’amis dans tant de pays, parmi les scientifiques, artistes, intellectuels ou tant de personnes avec qui il s’était lié. Il me revient en mémoire en écrivant ces lignes d’avoir lu des propos tenus par Fernando Henrique Cardoso, avant qu’il ne devienne Président de la République du Brésil, indiquant qu’ « il avait visité le CERN grâce à son ami Jean Meyer ».

Ce père qui eut une grande influence sur ses quatre enfants, dont les écarts d’âge expliquent que chacun eut un peu de l’ « enfant unique ». A douze ans, il m’emmena seul en vacances à Venise pour une dizaine de jours. Nous logions chez un ami de « l’époque de Padoue ». Ce fut pour moi la découverte d’un pays, d’une ville, d’une langue, et de l’art. Si j’étais allé dans un musée auparavant, je n’en ai plus souvenir. Mais ses récits sur Carpaccio, Titien ou Tintoret m’ont transformé pour la vie.  Les suites pour violoncelle de Bach, c’est lui, Kathleen Ferrier aussi. Et bien sûr la physique ! Ce fut le choix de mes études. Ce n’était pas comme professeur - même si en dernière année de licence, il le fut pour mon cours de relativité - que je m’en souviens le plus. Il me parlait de cette physique du XXème siècle. Celle dont on dit que si elle vous paraît évidente, c’est vous ne l’avez pas comprise. Et il l’associait aux hommes qui en avaient été les acteurs. Certains, il les avait croisés, mais ce n’était pas le centre de ses propos. Il aimait à me parler du mystère de la découverte.

Ainsi s’achève le portrait d’un homme qui traversa le siècle, les disciplines et les pays. Qui, à 15 ans, avait déjà dû s’exiler deux fois. Il en a été marqué par un détachement profond de tout ce qui était matériel, préférant les richesses que sont le savoir, la culture et l’amitié. Balloté par les bouleversements de l’Histoire, il fut aussi entraîné par le tourbillon scientifique de la deuxième partie du XXème siècle. Sans surestimer son rôle, il en fut un acteur reconnu.

Portrait partial car rédigé par un fils sur qui il eut tant d’influence, mais partiel car des éléments biographiques sont incertains, et que l’on n’a retenu ici que ce qui serait susceptible d’intéresser un Jansonien. En espérant y avoir réussi.

 

Bruno Meyer,
Juillet 2020, 62 ans aujourd’hui.
Licence de physique à l’UNICAMP, Master en cosmologie à l’université de Sao Paulo. Doctorat (Ph.D.) à Edinburgh en physique théorique des hautes énergies, dans l’équipe de Peter Higgs (ce dernier proposa un boson qui porte désormais son nom, qui fut découvert au CERN plus de 30 ans plus tard, ce qui lui valut le Nobel.)

Toujours fasciné par la physique mais trouvant ces habits-là trop grands, j’ai endossé après mon doctorat le costume d’ingénieur en m’installant à Paris et en intégrant EDF - d’abord la direction des études et recherche, puis comme cadre dirigeant.




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