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27 janvier 2021, Janson se souvient

Par la voix d’Alexandre Bande et les voix de la chorale de Janson, la cité scolaire Janson de Sailly se souvient de ces heures, de ces années terribles et veut rappeler à chacune et à chacun ce que fut l’existence de 27 lycéens, des enfants qui avaient une vie, des projets, un avenir, qui n’ont eu ni le temps ni l’opportunité de les réaliser pour la seule raison qu’ils étaient nés Juifs.
C’est aussi l’occasion de réfléchir aux raisons qui, au-delà de la Shoah, conduisent quelques «humains» à reproduire, depuis la nuit des temps, l’intolérable, l'inacceptable.
Puissent ces moments de recueillement intenses nous rappeler que la lutte contre les génocides nous oblige à la vigilance, car il s’agit d’un combat permanent.

 

Journée de la mémoire des génocides et de la prévention des crimes contre l'humanité
Mercredi 27 janvier 2021 - 76e Anniversaire de la Libération d’Auschwitz-Birkenau


Chers collègues, chers parents, chers élèves et étudiants,
Je dédie cette brève intervention à Pierre Nelson qui nous a quittés, à près de 90 ans, au début du mois d’octobre dernier. Une pensée également pour Pierre Schillio qui ne peut être avec nous aujourd’hui.

Le 3 mars 2020, quelques jours avant que le confinement ne soit mis en place, nous inaugurions la plaque devant laquelle nous sommes aujourd’hui réunis. En ce 27 janvier 2021, comme chaque année, malgré le contexte, nous nous retrouvons à l’occasion du 76e Anniversaire de la Libération d’Auschwitz. Je remercie très sincèrement Monsieur Fournié et toute l’équipe de direction pour leur présence, leur soutien et leur engagement autour de ces enjeux mémoriels qui me tiennent, qui nous tiennent tant à cœur. Je prie, d’ores et déjà, celles et ceux qui, en raison de leur intérêt pour cette cérémonie auraient déjà assisté à mes précédentes interventions, de bien vouloir excuser certaines redondances, certaines redites. Il me semble pourtant nécessaire et important, chaque année, de consacrer ces quelques minutes à ce moment de « commémoration », à ces instants où nous nous souvenons ensembleque cela fut (P. Lévi).

Que commémorons nous en ce 27 janvier ?
Sans confondre cette brève intervention avec une leçon d’histoire, je me permets de vous proposer quelques éléments de réponse.
Sur cette plaque, devant laquelle nous sommes réunis, sont inscrits les noms de 27 anciens élèves du lycée Janson de Sailly, qui fréquentaient l’établissement dans des classes de niveaux différents, du « petit lycée » à la classe préparatoire pour le plus âgé d’entre eux. Le plus jeune, Roger Benarrosch, dont la famille était arrivée du Maroc quelques années avant la guerre, n’avait que 7 ans. Ces jeunes gens simples élèves, français ou nés à l’étranger, fréquentaient le lycée comme tant d’autres enfants et adolescents pour y découvrir, y apprendre, y retenir ce que leurs professeurs leur transmettaient. Comme les recherches menées avec mes collègues (F. Chave Mahir, S. Veziat, Céline Malaizé et Martine Liagre) leurs élèves et quelques-uns de mes étudiants l’ont démontré dans le « Mémorial des élèves juifs déportés », ces élèves étaient plus ou moins sages, plus ou moins doués, plus ou moins rigoureux dans leur travail… Des élèves comme les autres …

Comme les autres ? Pas si sûr !   En effet, malgré leurs différences d’âge, de milieu familial, de nationalité, ils avaient un point commun. Ils étaient juifs, comme environ 330 000 de leur coreligionnaires, membres d’une petite minorité qui vivait, malgré la résurgence de l’antisémitisme dans les années 1930, dans un pays démocratique et respectueux de leurs spécificités religieuses. Certains d’entre eux, d’ailleurs, n’étaient pas pratiquants. D’autres ne savaient même pas qu’ils étaient juifs… Or, être juif dans la France des années 1940 – 1944 ce n’était pas simple ; c’était même difficile et dangereux. Encore plus dangereux et plus difficile que pour les autres habitants de métropole qui souffraient des privations, de l’occupation (pour la plupart) et des risques liés au contexte de guerre. Inutile ici de faire l’histoire de l’occupation, du régime de Vichy et de la collaboration, mais il est toutefois nécessaire de préciser qu’en violation complète de toutes les valeurs républicaines et des principes humanistes qui remontaient à la Révolution Française, le gouvernement de Vichy a mis en œuvre depuis le mois d’Octobre 1940 une politique antisémite assumée et revendiquée. Il a décidé en toute conscience de collaborer avec l’occupant dans sa politique de marginalisation, de traque, d’arrestation, de concentration et de déportation des Juifs de France à partir du printemps 1942, peu après que les nazis aient décidé la systématisation de l’extermination des juifs d’Europe lors de la conférence de Wannsee. Pour bon nombre des élèves juifs de Janson comme pour bon nombre de familles juives de la zone occupée, le passage en zone « sud » (avant qu’elle ne soit à son tour occupée fin 1942), l’entrée en clandestinité, l’installation dans la zone d’occupation italienne (Sud Est), le recours à des proches ou à des institutions pour se cacher s’imposa comme la solution. Pour d’autres, respectueux de l’ordre établi, confiants dans les principes fondateurs de la société française, il fut décidé, malgré les brimades, le port de l’étoile jaune et les risques, de poursuivre des études à Janson.

Nous le savons maintenant, les trajectoires de nos 27 anciens élèves sont diverses et s’inscrivent dans la pluralité des démarches auxquelles je faisais référence à l’instant. Mais tous ont connu le même sort, ils ont été arrêtés, internés seuls ou avec leur famille, dans des camps de transit français (Drancy, Beaune la Rolande, Pithiviers, Compiègne, La Lande…) et déportés vers l’Est. Et c’est parce qu’ils étaient juifs que 24 d’entre eux, sans aucune considération pour la modestie de leur âge, ont été assassinés, gazés, pour la plupart à Auschwitz-Birkenau entre 1942 et 1944.
Ce site occupe une place toute particulière dans l’histoire et la mémoire de la Shoah. Il fut à la fois le plus grand des camps de concentration nazi (100 000 déportés à l’été 1944) où ont été déportés des dizaines de milliers de polonais, des milliers de prisonniers de guerre soviétiques, des milliers de Tsiganes qui pour la plupart ont péri, mais aussi le plus meurtrier des centres de mise à mort mis en place par les nazis pour mener à bien leur projet génocidaire. A Auschwitz, plus précisément à Birkenau, près d’un million de personnes, hommes, femmes, enfants, nourrissons, vieillards, ont trouvé la mort parce qu’ils étaient nés juifs.
En raison de l’ampleur du crime qui s’y était déroulé et parce qu’avec le temps le crime de masse qui y avait été perpétré était de mieux en mieux connu, Auschwitz fut peu à peu considéré comme le lieu le plus symbolique du processus génocidaire qui visa entre 1941 et 1945, le peuple juif d’Europe. C’est pourquoi, depuis 2005, le 27 janvier est devenu, sous l’impulsion de l’ONU, la journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de l’Holocauste. En France nous parlons de journée de mémoire des Génocides et de prévention des crimes contre l’Humanité.

Pour autant, malgré l’importance d’Auschwitz dans la mémoire collective de ce que fut la Shoah, n’oublions pas, surtout en ce début d’année 2021, que c’est à l’été 1941, il y a bientôt 80 ans, au moment où la Wehrmacht se lançait à l’assaut de l’URSS, que débutèrent les fusillades massives dans les pays Baltes, en Ukraine, en Biélorussie. Ces exécutions culminèrent entre fin 1941 et début 1943 mais se poursuivirent tout au long de la guerre (Marie Moutier) et firent entre 1,5 et 2 millions de morts. N’oublions pas que le processus exterminatoire connut à partir de 1942 une inflexion avec d’une part la mise en œuvre de l’assassinat quasi systématique des Juifs de Pologne (Gouvernement général)  dans les centres de mise à mort (Opération Reinhard) de Belzec, Sobibor, Treblinka et Chelmno, avec la fermeture (c’est-à-dire l’extermination de leurs occupants) de la quasi-totalité des Ghettos où étaient concentrés les juifs de Pologne,  et surtout avec la mise en œuvre d’un processus de rationalisation de l’extermination (camions et chambres à gaz au monoxyde de carbone).
N'oublions pas que jusqu’à la fin de la guerre, alors que le sort de celle-ci ne faisait plus aucun doute, les nazis ont continué à exterminer des juifs. N’oublions pas que les crématoires de Birkenau fonctionnèrent jusqu’au mois de novembre 1944 ni, comme le rappelèrent certains survivants d’Auschwitz (Elie Wiesel, Simone Veil), la violence et la pénibilité des marches de la mort durant lesquelles périrent encore des milliers de personnes. Jusqu’au bout il fallait que le projet génocidaire, destiné à faire disparaitre le peuple juif, soit mis en œuvre.

Tout ceci peut sembler bien lointain, bien abstrait à vous autres, jeunes gens, tout particulièrement. Difficile de saisir les tenants et les aboutissants de cette terrible histoire, inutile de chercher systématiquement l’émotion ou la compassion. Ce qui est important est de savoir, de connaitre, et éventuellement de tenter de comprendre ce processus d’éradication de tout un peuple, cette « faille dans la civilisation » que fut la Shoah comme l’affirmait l’ancien ambassadeur et historien israélien, Elie Barnavi.
Pour ce faire, il y a bien sûr les lectures, les témoignages des survivants, les cours de vos professeurs, les manuels, éventuellement les films, mais il y a aussi les moments de commémoration. Ceux qui se déroulent sur les lieux mêmes du crime (ex l’an dernier ou prochainement j’espère avec quelques étudiants d’HK) mais également ceux qui, comme aujourd’hui, ont lieu devant un monument, un mémorial, une simple plaque sur laquelle sont gravés des noms. N’oublions pas que depuis leur origine, les moments de commémoration ont une vocation multiple : permettre de se souvenir de ceux qui ne sont plus, des raisons de leur mort, mais également s’adresser aux vivants, leur transmettre un « message », un signal (politique, moral, religieux…).

Quoi de plus évident alors que de se réunir devant cette plaque afin de se souvenir de la trajectoire de ces jeunes gens qui, comme 11 000 autres enfants, ont été déportés depuis la France et assassinés ; parmi eux, 2000 avaient moins de six ans. Quoi de plus logique pour tenter de prendre conscience qu’un quart des six millions de victimes du génocide étaient des enfants, que de regarder l’âge auquel sont morts ces anciens jansoniens ; Roger Benarrosch, avait 7 ans, et son frère Claude (10 ans) ; Jean Lévy et René Guggenheim, 8 ans, Klaus Rotter, 10 ans, Etienne Bruchfeld, Georges André Kohn, et Eric Marxheimer, 13 ans ; les autres, André, Richard, Bernard, Marcel, Jean, Claude, Gilles, Lionel, Heinz Thomas, Nathan étaient âgés de 15 à 18 ans…
ierre Nelson, qui avait 12 ans, lorsqu’il fut déporté tardivement à Bergen Belsen avec son frère et sa sœur (toute jeune) dans ce camp où les conditions de survie étaient meilleures qu’à Auschwitz, où sa mère s’est dévouée pour ses trois enfants, fait figure d’exception.

Si vous me le permettez je souhaite m’arrêter un court instant sur la famille Rotter dont la trajectoire me semble symbolique. Otto et Marianne Rotter ont deux fils, Heinz ou Henri et Claude. Venus de Prague, ils arrivent en France en 1935, patrie des droits de l’homme. Ils s’installent à Paris, rue Decamp, dans le 16e arrondissement.  Otto Rotter fait partie des 3 700 hommes arrêtés le 14 mai 1941 par la police française, à la demande des Allemands, et est transféré le jour même dans les camps d’internement de Pithiviers et Beaune-la-Rolande. Il avait reçu la veille une convocation émanant de la Préfecture de Police : de couleur verte (d’où son nom, le « billet vert »), ce document « (les) invitait » à se présenter « pour examen de (leur) situation ». Otto est interné au camp de Pithiviers à partir du 14 mai 1941. Le 17 juillet 1942, il est directement déporté de la gare de Pithiviers vers Auschwitz, par le convoi 6. Il a 48 ans. Marianne et ses fils, Henri (15 ans) et Claude (10 ans), sont arrêtés le 16 juillet 1942, lors de la rafle du Vel d'Hiv. Tous trois sont internés au camp de Beaune-la-Rolande à partir du 19 juillet 1942. Au camp, Marianne et Claude sont assignés à la baraque 4 alors qu’Henri est dans une baraque des hommes, la baraque 5.  Claude, gravement malade, est admis à l’hôpital de Beaune-la-Rolande le 22 juillet 1942. Il y décède le 2 août 1942. Transférés à Drancy le 25 août 1942, Marianne et Henri sont déportés le 28 août 1942 par le convoi 25. Ils sont immédiatement gazés après leur arrivée.
Ce simple récit permet de mieux saisir, me semble-t-il, ce qui fait l’une des composantes du crime de génocide, la volonté d’atteindre, de faire disparaître une communauté, pas seulement pour ce qu’elle a fait ou pour ce qu’on l’accuse de faire, mais pour ce qu’elle est, sans distinction d’âge ni de sexe. Ces enfants, ces adolescents, ont été pris dans l’immense projet destructeur mis en œuvre par les Nazis. Se souvenir de leur sort comme de celui des 6 millions de victimes, c’est non seulement se souvenir de l’acte lui-même, mais aussi de tous ceux qui ont tenté de l’éviter, de protéger, de cacher. Toutes celles et ceux qui, souvent au péril de leur vie, ont permis de sauver d’autres vies. N’oublions pas qu’en France plus de 240 000 juifs ont survécu à la cette terrible période (ce qui ne fut pas le cas partout : plus de 90% ont perdu la vie en Pologne, plus de 80% en Lituanie, Grèce, Slovaquie, plus de 70% aux Pays Bas).

En cette Journée de la mémoire des génocides et de la prévention des crimes contre l'humanité, souvenons-nous également des centaines de milliers de victimes arméniennes du génocide perpétré par l’Empire ottoman en 1915, des 800 000 Tutsi victimes du génocide orchestré par le gouvernement Hutu au Rwanda en 1994 et des toutes les autres victimes des crimes de masse qui jalonnèrent l’histoire du XXe siècle (Cambodge, Bosnie à une autre échelle).

Se souvenir, c’est également réfléchir à ce qui a pu mener les hommes, dans des régions si différentes et à des moments pourtant distincts, à tenter d’éliminer leurs semblables pour la seule et unique raison qu’ils étaient « autres ». Les fondements du génocide dont furent victimes les juifs sont proches des fondements de tous les génocides, à savoir la haine de l’autre, la peur, la stigmatisation, l’exclusion et le passage à l’acte, le moment où les mots ne suffisent plus et où il faut qu’ils soient transcrits en actes.

Ce à quoi j’aimerais faire réfléchir les plus jeunes d’entre-nous, considérant, peut-être à tort, que les autres ont déjà engagé cette réflexion, c’est au fait que la commémoration seule ne peut suffire. Je suis conscient que vous, les plus jeunes, que nous, les adultes, vivons dans une société où les évènements à commémorer sont nombreux, de plus en plus nombreux, et il est logique de ressentir, parfois, un sentiment de saturation face à cette « omniprésence de la Mémoire » face à ce qu’Henri Rousso appelle l’hypermnésie. Nous savons également que la mémoire d’un même évènement peut susciter le débat, la polémique (comme le démontre l’actualité sur la mémoire de la Guerre d’Algérie).
En France, il est encore possible de mourir en raison du simple fait que l’on est juif.
Il est donc évident que la mémoire ne peut être considérée comme « vaccin ». Seule, la mémoire est souvent stérile, soumise à cautions, débats, interprétations. Mais si elle est associée à des faits, à des connaissances, si elle est mise en perspective avec des sources multiples et potentiellement contradictoires, elle devient véritablement un outil précieux permettant de regarder le passé en face.

J’ai déjà eu l’occasion de le dire ici et j’en suis intimement persuadé, si la mémoire est nécessaire, l’histoire est indispensable afin de lui donner du sens.
Une mémoire solide, construite sur la connaissance des faits, sur leurs causes, leur déroulement, leurs terribles conséquences, peut être formatrice, éducatrice. C’est le rôle de l’Ecole que de faire ce lien entre Histoire et Mémoire. Elle doit permettre aux jeunes et aux générations à venir de maitriser l’histoire de faits dont la mémoire pourrait, si leur connaissance n’était pas rigoureusement entretenue, se diluer ou se déformer... ou même disparaître. Comme je l’affirme chaque année lorsque je prends la parole en ce 27 janvier, je pense que si cette plaque devant laquelle nous nous trouvons peut pousser celles et ceux qui la lisent à reconnaitre l’existence et la spécificité de la Shoah, et si elle peut leur permettre de se souvenir, en particulier dans une période difficile comme celle que nous traversons, que la peur, l’incompréhension et l’intolérance génèrent l’exclusion, le racisme, l’antisémitisme et toujours la violence, alors elle aura bel et bien rempli son rôle.

Je vous remercie et vous invite à respecter une minute de silence.

Alexandre Bande
Agrégé et docteur en histoire
Docteur en histoire du Moyen Âge
Professeur en classes préparatoires aux grandes écoles

Pour en savoir plus…

                                           




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